28/03/2008

Nipponeries


La boule à facette m’éclate ce qui me reste de vue. L’ouie quant à elle, est brouillée par ce son artificiel, électronique et divin, dans cette fumée fouettée de gestes robotisés. Et je ne sais plus qui je touche, qui me frôle… Mes sens sont dépouillés, mis à nu, écorchés vifs ce soir. Car j’en suis là, seul, mes verres à la main, au milieu de 130, eux-mêmes au milieu de 2000, la musique m’excite, l’alcool m’anesthésie, l’euphorie de cette dernière réunion tourne et tourne autour de cette foutue boule à facette qui retient mon attention depuis dix minutes. Nous sommes vendredi 14 mars 2008, l’ultime soirée de notre semaine au Japon.

Et tout me reviens, dans le désordre, amalgamés et congestionnés dans la boule que j’ai à la gorge. Il ne me tarde pas de quitter l’empire du soleil levant. D’ailleurs ce dernier se lève face à nous, nous sur le chemin de l’hôtel, gueules de bois éclatées qui rampons le long du canal dans une trajectoire fortement rallongée par nos muscles endoloris et par les ombres portées. On dépose nos 130 sacs dans l’entrée. On hisse nos 130 corps jusqu’au petit déjeuner ; Tout tout petit, le déjeuner. Un verre d’eau fera l’affaire. On nous entasse dans les trois autobus qui nous mènent à l’aéroport d’Osaka. Quelques heures plus tard je suis à bord de l’avion. Je repose sans avoir touché son contenu, le verre de champagne que j’ai accepté par réflexe. Je commence à y voir plus clair. Ma resaca s’estompe. Je m’en vais vous citer ce que j’ai pu retenir de ce fabuleux séjour, ce qui m’a marqué parmi ces nombreuses visites, parmi toutes ces choses qui ont sucé mes sens et mes émotions. Dans un style aussi épuré que l’architecture de Sejima, je m’en vais vous citer…

Tokyo, sa folie des grandeurs, ses échelles démesurées pour un peuple trop nombreux. Des voix, des crissements, des lumières partout, des lampes, diodes, néons, écrans, pixels, phares vous en mettent plein la vue dans ce monde qui ne dort pas. Cette propreté, hallucinante propreté qui reflète la politesse et les codes d’honneurs de ce peuple fier. Fier mais fou. Des déguisements, les lycéennes-princesses-fées-infirmières croisent les rockeurs-quinca-hasbeen sans guitares mais aux vraies bananes. Et ils passent devant tous ces show rooms luxueux et lumineux qui vendent des fringues françaises et italiennes carissimes que la majorité des tokyoïtes, riches, affichent avec classe. Dior, Louis Vuitton, Prada à couper le souffle, Chanel, Tod’s, Cartier, Gucci… Une médiathèque de Toyo Ito à Sendai réfugie le concours du meilleur projet d’architecture des étudiants de tout le pays et son humble architecte en tant que membre du jury. Le train grande vitesse nous ramène à Tokyo. L’artificiel est réel. Le quartier électrique, électronique, le quartier des fringues, le quartier des petites maisons qui résistent à côté des hautes tours, le marché aux poissons, où rouges thons peignent au sol un tableau improbable. Une dose de contemporain, de moderne, de superficiel et de superstructure entre deux nuits dans un hôtel grand comme une ville. Des petits dèj’ à nous faire péter les flancs pour avoir la force de ressentir, d’imprimer toujours plus sur nos rétines affamées. Un embarcadère de forme molle en vraies planches de bois nous retient à Yokohama pour une bonne matinée. Et alors que j’ai sûrement oublié les trois quarts de nos visites je nous envoie à Kyoto, ancienne capitale.

Nous nous y réfugions 4 jours. Quatre magnifiques journées ensoleillées où temples et palais ancestraux nous ouvrent leur portes toutes belles, renouvelées tous les 25 ans depuis leur création. Le repos des jardins japonais tout de mousse vêtus. Les jardins zen. Les rues étroites et basses. Le chemin des philosophes. Le temple d’or, d’argent. Voilà ce qui m’a scotché. Voilà l’essence même de ce pays qui a tant changé. Quatre geishas sortent de leur maison de thé à l’heure de celui-ci. Les gens s’inclinent sous les lampions de papier rouge. Une source aux vertus improbables me donnera amour pour l’année à venir. Milles bouddhas nous sourient. Les chaussettes glissent sur le bois ciré. Les serpents oranges de milliers de portes porte-bonheur s’insinuent dans la nature intense. Des portes en feuilles de riz coulissent sur le paradis recomposé. Tous les éléments sont présents dans ces jardins féeriques dessinés par la superstition de leurs créateurs. Puis Sanaa nous en met plein le cœur avec son fameux musée d’art contemporain en galette à Nakazawa. Art, images, sensations multiples et variées à la hauteur du séjour. Nous concluons cette expérience nippone par la magie de ce lieu. Le train Bala, à très grande vitesse quitte la mer du Japon, traverse la montagne et nous redépose au cœur ancien tressé des petites rues de Kyoto. Nous en avons déjà presque terminé.

Il nous reste plus qu’à faire un botellόn à 27 dans une chambre d’hôtel, après un petit dîner à genoux sur le tatami où sont ingurgités les tous derniers morceaux de poissons crus du séjour. Puis nous voilà sur le chemin de la boule à facette. Si surprenante. Composée de toutes ces petites fenêtres qui reflètent ce que je viens de vivre. Au fond, si mes idées se dispersent, si ma rétine même ne fixe plus, si mes neurones se suicident, je garderai cette boule à facette dans les pupilles et je ne pourrai pas oublier…

photographes : Laure et moi même.